Texte paru sur le site À Babord le 24 septembre 2019.
Alors que la question du scrutin proportionnel revient à l’avant-scène, nous publions sur notre site une intervention exclusive de Mercédez Roberge, autrice du livre Des élections à réinventer, paru en septembre aux éditions Somme toute.
Jusqu’à tout récemment, le changement du mode de scrutin ne faisait pas couler beaucoup d’encre au Québec. Mais à l’approche du dépôt du projet de loi devant proposer un modèle proportionnel mixte compensatoire plusieurs articles ont fait état des avancées et hésitations des membres de l’Assemblée nationale. Des lettres ouvertes étalant des peurs se sont également succédées, suscitant les répliques correspondantes. J’ai moi-même joint la mêlée, d’abord en publiant le livre Des élections à réinventer [1] , et par une lettre ouverte en réponse aux tenants du statu quo. Mes interactions ont été motivées par le désir de fournir des informations, non pas neutres, car personne ne l’est, mais de fournir des données basées sur des faits.
Dans quelques jours nous verrons comment le gouvernement de la Coalition avenir Québec remplira la promesse répétée avant et durant la dernière campagne électorale. Nous évaluerons alors la valeur de la proposition et identifierons comment l’optimiser. Nous aurons avantage à exprimer à ce moment nos réelles aspirations, sans les atténuer par réalisme politique, car c’est ainsi que nous contribuerons à hausser la barre, en intervenant massivement et fermement durant la consultation parlementaire qui suivra. Mais d’ici là, il importe de rectifier les faussetés qui circulent et qui présentent des défauts comme s’il s’agissait de qualités. Souvent émises par des personnes disposant de nombreuses tribunes médiatiques, ou qui se présentent comme des spécialistes, il s’agit d’affirmations sans fondement, parfois lancées apparemment uniquement pour provoquer.
Parmi les énormités les plus flagrantes, plusieurs s’attaquent à la pertinence même de la réforme du mode de scrutin. Or, quelques données peuvent les dégonfler.
À travers le monde, 113 pays utilisent un mode de scrutin de type proportionnel, soit 41 en Europe, 29 en Afrique, 20 en Asie, 20 dans les Amériques, 3 en Océanie. La variante proportionnelle mixte compensatoire est utilisée dans 7 pays (Allemagne, Bolivie, Bulgarie, Guatemala, Hongrie, Lesotho et Nouvelle-Zélande) ; elle est utilisée également dans d’autres niveaux de gouvernement, comme en Écosse. L’autre famille de mode de scrutin, de type majoritaire, regroupe 74 pays, dont 23 en Afrique, 22 en Asie, 15 dans les Amériques, 11 en Océanie et 3 en Europe. La variante uninominale à un tour est appliquée dans 41 pays.
Première démonstration de l’illogisme des arguments des tenants du statu quo : si leurs prétentions étaient vraies cela signifierait que ces 113 pays seraient considérés comme des dictatures, ce qui n’est évidemment pas le cas.
Les défauts du mode de scrutin majoritaire sont non seulement documentés internationalement, mais ils font partie de sa nature : « Il exclut les partis minoritaires de la représentation […] exclut les minorités de toute représentation « équitable » […] exclut les femmes du parlement […] amplifie le phénomène des « fiefs électoraux », sortes de domaines traditionnellement réservés de certains partis […] « gaspille » de nombreux votes qui ne contribuent à l’élection d’aucun candidat […] n’est pas sensible aux changements de l’opinion publique […] ouvre la porte aux manipulations du découpage [2]. ». Ce n’est donc pas par caprice que nous voulons le remplacer, comme d’autres l’ont fait avant nous, mais parce qu’il est normal qu’une société mette à jour son système électoral lorsqu’il ne correspond pas aux besoins d’aujourd’hui et en prévision de l’avenir.
Depuis 1867 nous avons eu 42 élections qui nous ont permis de voir la récurrence des problèmes que ce système cause. Le résultat de l’analyse est clair : le système majoritaire uninominal à un tour n’est bon ni pour le Québec, ni pour les régions et leurs populations.
Un système électoral étant l’instrument permettant de transposer les votes obtenus en sièges, il est normal de mesurer la qualité de cette transposition. L’indice de distorsion est un calcul mathématique neutre permettant de donner une valeur globale au respect de la volonté populaire exprimée lors d’une élection, pour ensuite la comparer au niveau atteint dans plusieurs élections ou sous d’autres systèmes électoraux (un indice élevé signifie de grandes distorsions). Les données internationales indiquent que l’indice de distorsion est beaucoup plus élevé chez les pays utilisant un scrutin de la famille majoritaire que chez ceux du côté proportionnel. Lors de l’élection de 2018, l’indice de distorsion du vote de tout le Québec s’est situé à 18, soit dans la moyenne observée depuis 1867. En comparaison, la dernière élection néo-zélandaise, sous un scrutin proportionnel mixte compensatoire, a eu un indice de distorsion de 3. À chaque élection depuis 2007, de 12 à 17 régions administratives ont obtenu un indice régional de distorsion de plus de 20, allant jusqu’à 45 en 2008 et 51 en 2007, 2012 et 2014 ; une région a même atteint un indice de 59 en 2018. Les populations de 13 régions ont vécu un indice régional de distorsion de plus de 30 lors de plusieurs élections, jusqu’à 5 reprises dans le cas du Centre-du-Québec, de la Côte-Nord et de l’Outaouais.
Tout comme l’ensemble du Québec, la population de toutes les régions a droit à une représentation qui concorde avec la composition de la société. Cela n’est pas le cas actuellement, malgré les records atteints en 2018, avec l’élection de 42% de femmes et de 11% de personnes racisées ou nées à l’étranger. Dans 8 régions le pourcentage de femmes élues a été loin du taux national, entre 0 et le tiers seulement des sièges y sont occupés par des femmes, et la parité, soit 50%, n’a été atteinte que dans 6 régions : Abitibi-Témiscamingue, Côte-Nord, Montréal, Laurentides, Mauricie et Montérégie. Quant aux personnes racisées ou nées à l’étranger, seules 7 régions en comptent dans leur représentation, mais dans 5 cas, il ne s’agit que d’une seule personne. Si l’on regarde les 5 dernières élections québécoises (2007-2018), la population de 4 régions seulement a compté au moins une fois 40% d’élues et celle de 9 régions n’a jamais élu de personnes racisées ou nées à l’étranger.
Les votes ne sont pas traités équitablement. Plus de la moitié des votes sont perdus à chaque élection, du Québec comme du Canada : en 2018, 54% des votes n’ont pas été considérés dans le résultat total québécois, allant même jusqu’à 60% dans 10 régions. En comparaison, seulement 6% des votes n’ont pas compté lors de l’élection néo-zélandaise de 2017. En 1989, 10% des votes (333 741) ont procuré 63 sièges de plus au PLQ qu’au PQ. En 2018, 13% des votes (508 418) ont procuré 43 sièges de plus à la CAQ qu’au PLQ. Depuis 1970, le PLQ a été surreprésenté dans les 8 élections qu’il a remportées, jusqu’à 38 points d’écart entre les votes obtenus et les sièges occupés, pour une moyenne de +19%. La situation est très similaire pour les 5 élections remportées par le PQ, pour une moyenne de +17%. Quant à la CAQ, elle a été surreprésentée de 22 points en 2018. La présence de 4 partis à l’Assemblée nationale est d’ailleurs encore une exception. Depuis 1867, ce nombre n’a été atteint qu’à 12 des 42 élections, dont 6 fois depuis 1970. Lorsqu’ils obtiennent des sièges, les tiers partis sont systématiquement sous-représentés (-10% depuis 1970).
Dans le système actuel, que le gouvernement soit minoritaire ou majoritaire, les décisions se prennent par un seul parti qui monopolise le pouvoir. Ne tenant pas compte du pourcentage de vote obtenu, un gouvernement minoritaire peut être formé avec 33% (PLQ 2007) ou avec 32% des votes (PQ 2012) et seulement 37% des votes suffisent pour un gouvernement majoritaire (CAQ 2018). Ce ne sont pas des exceptions. Depuis 1970, des 14 gouvernements du Québec seulement 3 ont obtenu 50% et plus des votes ; le dernier remontant à il y a 30 ans. Pire, le parti ayant obtenu le plus grand nombre de votes peut ne pas constituer le gouvernement. Depuis 1867 la population québécoise a vécu 9 de ces renversements de volonté populaire, 5 fois à Québec et 4 fois à Ottawa. Ne serait-ce qu’aux 5 dernières élections québécoises, les populations de 10 régions ont vécu le même phénomène jusqu’à 3 occasions supplémentaires.
Les médias nous parlent des coalitions gouvernementales d’autres pays uniquement lorsqu’elles prennent fin et mènent à des élections, ce qui altère notre vision. Un gouvernement de coalition est plus fort, dans ses affaires internes comme face aux autres gouvernements, parce qu’il compte sur l’appui populaire accordé à au moins 2 partis et qu’il représente 50% et plus des votes comme des sièges. Les ministres étant alors issus de plus d’un parti, les décisions peuvent obtenir une adhésion plus large que si le gouvernement est majoritaire ou minoritaire. Lorsque le vote est réparti entre plusieurs partis, sans que l’un d’eux n’obtienne la majorité des appuis, c’est parce qu’aucun n’obtient le mandat de gouverner seul. Voir une anomalie dans le respect de l’appui populaire en dit long sur la culture politique à laquelle les tenants du statu quo tiennent tant. Quant à la stabilité, depuis 1867, la durée moyenne des gouvernements majoritaires québécois a été de 3,5 années, baissant même à 2 ans lorsque minoritaires. En comparaison, la durée moyenne des législatures allemandes, où les coalitions sont usuelles sous un système proportionnel mixte compensatoire, est de 3,7 années.
Malgré tout cela, par leur campagne de peur, les tenants du statu quo tentent de faire croire que le système actuel sert bien le « pouvoir québécois » ou le poids politique des francophones. Ce faisant, c’est leur propre pouvoir qu’ils souhaitent favoriser. Que l’on soit d’accord ou non avec les idées politiques des autres, le pluralisme politique est une réalité et aucun agenda politique ni aucune cause ne peuvent justifier de conserver un système électoral pour favoriser ses idées, au détriment de celles des autres.
À partir du moment où l’on voit un problème, ne pas le corriger signifie le cautionner. Les injustices causées par la non-concordance entre les votes et les sièges, de même qu’entre les éléments constitutifs d’une société et la composition de la classe politique, peuvent susciter différents niveaux d’indignation, mais d’y voir une force, comme le font les tenants du statu quo est ahurissant.
Le prix du statu quo est bien trop élevé pour qu’on se permette de laisser passer une occasion de véritablement réinventer les élections, où tous les votes et toutes les personnes compteront.
Mercédez Roberge, autrice de Des élections à réinventer
[1] Les données apparaissant dans ce texte sont issues de ce livre, paru en septembre 2019 aux Éditions Somme toute. Pour plus d’informations, consultez mon site personnel.
[2] Institut international pour la démocratie et l’assistance électorale, La Conception des Systèmes Électoraux, International IDEA, Stockholm, 1997, p. 28-31.