Fiche #4 : Il serait normal que toutes les personnes comptent. Qui a peur de réinventer les élections?

La fiche #4  « Il serait normal que toutes les personnes comptent. Qui a peur de réinventer les élections? » vise à illustrer l'efficacité des mesures structurelles pour atteindre une représentation paritaire et pour obtenir une représentation conforme à l'évolution de la société québécoise, quant à la part démographique des personnes racisées ou nées à l'étranger, tout en présentant une analyse du contenu du projet de loi 39 à l’égard de ces enjeux. (La fiche peut aussi être téléchargée ici.)

Elle fait partie des cinq fiches "Qui a peur de réinventer les élections?" préparées pour répondre rapidement aux peurs et allégations mensongères les plus courantes… Elles présentent également les grandes lignes de l'analyse du projet de loi no 39 « Loi établissant un nouveau mode de scrutin », déposé le 25 septembre 2019 par le gouvernement de la Coalition avenir Québec, en lien avec le thème de la fiche. (Voir ci-bas pour un aperçu du projet de loi 39.)

La consultation parlementaire n’est pas encore annoncée, mais d’ici là il importe aussi de rectifier les faussetés qui circulent. La fiche qui suit pourrait vous aider à  évaluer la valeur du projet de loi 39 et à identifier comment combler ses nombreuses déficiences. Durant la consultation nous devrons être nombreuses et nombreux à y exprimer nos réelles aspirations, sans les atténuer par réalisme politique, car c’est ainsi que nous contribuerons à hausser la barre. [*]

Fiche #4 : Il serait normal que toutes les personnes comptent

A- On entend dire qu’un système électoral proportionnel ne permettrait pas d’atteindre la parité ni la diversification de la classe politique, qu’il faut laisser les partis libres et que le progrès se fera naturellement. Qu’en est-il?

Tout comme l’ensemble du Québec, la population de toutes les régions a droit à une représentation qui concorde avec la société. Cela n’est pas le cas actuellement, malgré les records atteints en 2018, avec l’élection de 42% de femmes et de 11% de personnes racisées ou nées à l’étranger.

Dans 8 régions le pourcentage de femmes élues a été loin du taux national, entre 0 et le tiers seulement des sièges y sont occupés par des femmes, et la parité, soit 50%, n’a été atteinte que dans 6 régions : Abitibi-Témiscamingue, Côte-Nord, Montréal, Laurentides, Mauricie et Montérégie. Quant aux personnes racisées ou nées à l’étranger, seules 7 régions en comptent dans leur représentation, mais dans 5 cas, il ne s’agit que d’une seule personne. Si l’on regarde les 5 dernières élections québécoises (2007-2018), la population de 4 régions seulement a compté au moins une fois 40% d’élues et celle de 9 régions n’a jamais élu de personnes racisées ou nées à l’étranger.

En 2018, les pays de la famille proportionnelle dépassaient de 10 points le pourcentage de femmes élues dans les pays de type majoritaire. Il s’agit d’une opportunité d’atteindre la vraie parité et de la stabiliser.

Les statistiques mondiales quant à la représentation des femmes étant très basses, le Québec doit se comparer aux meilleurs pour progresser. Si seulement 18 pays ont atteint au moins une fois 40% et plus de femmes élues, entre 2000 et 2018, on observe que 16 pays utilisent un système de type proportionnel, soit la quasi-totalité.

Les mesures structurelles, c’est-à-dire des règles que les partis politiques doivent suivre pour se conformer à la Loi électorale et recevoir leur plein financement public, sont des outils efficaces pour atteindre la parité et la diversification de la représentation.

Loin d’être un phénomène marginal, 103 pays sur 187 appliquent des mesures structurelles pour augmenter l’élection des femmes ou des « minorités nationales », terme dont la signification varie selon les contextes nationaux; dans les 3/4 des cas, ces mesures s’insèrent dans des modes de scrutins proportionnels.

  • Le Québec se joindrait à 84 pays en instaurant des mesures structurelles pour atteindre la parité.
  • Le Québec se joindrait à 45 pays en instaurant des mesures structurelles pour que les personnes racisées et les personnes nées à l’étranger aient le même accès à la représentation.

Ces mesures sont très efficaces pour viser la parité quand elles sont combinées à un système proportionnel. Ainsi, on constate que l’instauration d’une mesure structurelle fait gagner 25 points quant au pourcentage de femmes élues lorsqu’on compare la récente élection des pays qui en appliquent à l’élection ayant précédé son instauration, la plupart des pays ayant pris cette décision dans les années 1990. À titre d’exemple, depuis l’application de mesures structurelles la Bolivie et le Mexique ont vu le nombre de femmes élues passer respectivement de 11% et 16% à 53% et 49% en 2018. Ces deux pays utilisent deux formes de mode de scrutin mixte et exigent l’alternance hommes-femmes sur les listes régionales fermées, celles-ci étant rejetées si non conformes.

De 2000 à 2018, les pays appliquant des mesures structurelles combinées à un système proportionnel ont, en moyenne, rehaussé de 17 points le pourcentage de femmes élues comparativement à 7 points chez les pays sous des modes majoritaires et sans mesures structurelles. Cette dernière donnée ressemble d’ailleurs à la lente progression vécue au Québec et au Canada, lesquels n’ont respectivement gagné que 12 et 5 points durant cette période.

Si le Québec et le Canada avaient, depuis les années 2000, progressés autant que les pays se retrouvant premiers de classe, le pourcentage de femmes élues au Québec serait passé de 30% à 47%, plutôt que 42% en 2018, et la note canadienne serait passée de 21% à 37%, plutôt que 26% en 2015.

L’ampleur et la fréquence des bonnes performances sont liées à la combinaison d’un mode de scrutin de la famille proportionnel et de mesures structurelles, mais elles dépendent aussi de la nature des mesures appliquées. Ainsi, l’alternance stricte sur les listes de candidatures a par exemple amené, depuis 2000, une hausse de 24 points du pourcentage de femmes élues chez les pays qui l’appliquent. Le Sénégal, le Mexique et le Nicaragua ne sont que quelques exemples de pays appliquant l’alternance sur les listes, dans leurs cas pour des gains de 30 à 36 points.

Le prix du statu quo est bien trop élevé pour qu’on se permette de laisser passer une occasion de véritablement réinventer les élections. Un système électoral proportionnel mixte compensatoire bien conçu permettra de corriger les problèmes qui affligent la démocratie québécoise, afin que toutes les personnes et tous les votes comptent.

B- Analyse du projet de loi 39 : alors qu’il devrait agir pour que toutes les personnes comptent, le gouvernement ne pose pas les gestes nécessaires pour atteindre une représentation paritaire et une représentation en phase avec la composition de la société

Le projet de loi no 39 « Loi établissant un nouveau mode de scrutin » a été déposé le 25 septembre 2019. Il propose un mode de scrutin mixte, mais dont l’effet compensatoire, soit la correction des distorsions, n’est pas optimal. Il n’agit pas non plus véritablement pour diversifier la représentation. (Voir en annexe : Aperçu général du projet de loi no 39.)

C- Déficience du projet de loi 39  : des principes qui ne se concrétisent pas en mécanismes

Le projet de loi annonce de beaux principes dans la section qui précède les articles modifiant principalement la Loi électorale québécoise :

« CONSIDÉRANT qu’il est opportun de tenir compte des caractéristiques démographiques, géographiques et sociologiques de chacune des régions du Québec, et de leur assurer une représentation électorale adéquate; »

« CONSIDÉRANT qu’il y a lieu de favoriser davantage la présence, parmi les députés, notamment des femmes, des jeunes et des personnes issues de la diversité; »

« CONSIDÉRANT que les partis politiques devraient viser à atteindre la zone paritaire, en présentant entre 40 % et 60 % de candidates aux élections générales; »

Or, le contenu du projet de loi ne respecte pas ces principes. Il ne permet pas de diversifier la classe politique, notamment pour atteindre la parité.

D- Déficience du projet de loi 39  : se fixer un objectif de candidates à recruter n’est pas suffisant et il n’y a pas de conséquence si le parti se fixe un objectif très bas ou s’il ne l’atteint pas

Le projet de loi ne contient aucune règle obligeant les partis à atteindre une représentation paritaire des femmes et des hommes, ni une représentation équitable des personnes racisées ou nées à l’étranger. Sa seule exigence porte sur l’objectif de recrutement de candidates et rien pour évaluer le résultat en terme de femmes élues. Quant à la représentation des personnes racisées ou nées à l’étranger, le projet de loi ne propose rien du tout. 

Les articles 31, 73 et 209 du PL39 modifient la Loi électorale pour :

·          Stipuler les 2 règles à suivre par les partis relativement à la parité : au 3e jour de la campagne électorale : déposer un énoncer indiquant les objectifs qu’il se donne concernant la parité dans ses candidatures et au plus tard 12 jours avant le vote, déposer un rapport sur l’atteinte de ses objectifs.

·          Il n’y a aucune exigence quant à la hauteur de l’objectif et aucune conséquence si l’objectif n’est pas atteint : la seule obligation est d’en faire état dans un énoncé d’objectifs et dans un rapport.

·          Ajouter que le défaut de remettre l’énoncé des objectifs de candidates et le rapport entraîne une amende de 50$ par jour de retard.

·          Ajouter un élément aux situations où un parti peut perdre son autorisation, soit s’il ne transmet pas l’énoncé et le rapport quant à la parité des candidatures.

L’article 225 du PL39 inscrit, dans les dispositions transitoires et finales stipule que :

·          Le comité formé après chacune des 3 premières élections sous le nouveau mode de scrutin pour étude et recommandations pourra formuler des recommandations.

La seule exigence pour un parti est d’annoncer l’objectif qu’il se fixe en matière de candidates et de faire rapport de l’atteinte ou non de son objectif. Le projet de loi ne fixant aucun chiffre à atteindre, il sera facile pour un parti de se fixer un objectif qu’il sera sûr d’atteindre tellement il sera modeste. Si les partis peuvent être encouragés à recruter des candidates, cela ne peut suffire, car c’est le résultat en nombre de femmes élues qui doit être évalué.

Si la conséquence semble sévère en cas de manquement, soit la possibilité qu’un parti perde son autorisation, il serait bien étonnant qu’un parti la subisse puisqu’elle ne porte que sur la transmission du rapport, sans lien avec son contenu.

E-  Déficience du projet de loi 39 : les éléments techniques ne sont pas combinés de manière à contribuer à la diversification de la classe politique

Le projet de loi rate plusieurs occasions de combiner des mécanismes facilitant l’atteinte de la parité et une représentation en phase avec une société diversifiée, ce faisant il contredit les principes énoncés dans les « considérants ».

En effet, il propose l’usage de listes fermées, mais sans y inclure de règle d’alternance entre les candidates et les candidats; il rate aussi une occasion de lier le financement public aux valeurs de la société en le rendant cohérent avec les résultats au plan des candidatures et des personnes élues; de plus il ne prend pas en compte que les conditions socio-économiques étant statistiquement plus difficiles pour les femmes et pour les personnes racisées ou nées à l’étranger, la décision de se lancer en politique se prend dans un contexte bien différent de celui d’hommes blancs disposant de réseaux de soutien appropriés. De plus, en interdisant la double candidature, le gouvernement perpétue une vision négative des sièges régionaux et des listes des partis politiques, alors que ces dernières sont des outils importants pour diversifier les candidatures, et ultimement, la composition de l’Assemblée nationale.

Le choix d’utiliser les 17 régions administratives pour établir la compensation, ainsi que la distribution des sièges régionaux, nuit également à la diversification de la classe politique. Bien que la population s’identifie aux régions administratives et qu’il soit logique de vouloir qu’une circonscription s’y insère complètement, leur utilisation dans un cadre électoral entraîne des problèmes importants. Étant de densité démographique très variables, les régions administratives ne permettent pas une répartition équitable des sièges. Cela affecte le respect des votes, mais aussi l’accès à une représentation diversifiée.

En effet, dans 11 régions sur 17, le nombre total de sièges varierait entre 1 et 6 sièges, incluant entre 1 et 4 sièges de circonscriptions et entre 0 et 2 sièges régionaux. Ces derniers ne suffiront évidemment pas pour corriger les distorsions qui continueront d’affecter les résultats de la portion majoritaire du système. De plus, l’utilisation d’un grand nombre de régions électorales a pour effet de produire des listes de candidatures trop courtes pour être efficaces, par exemple, pour appliquer l’alternance entre les candidates et les candidats.

Les 6 régions moins désavantagées n’obtiendront pas une très grande proportionnalité pour autant et leurs listes régionales ne seront pas beaucoup plus longues. Le nombre de sièges régionaux y variant entre 3 (Chaudière-Appalaches, Lanaudière et Laurentides), 4 (Capitale-Nationale) ou 8 (Montérégie et Montréal). Il sera donc bien difficile de faire en sorte que les candidatures des personnes racisées ou nées à l’étranger se retrouvent dans le haut des listes, pour avoir des chances se remporter un siège de compensation.

Ce grand nombre de régions électorales, et le fait que la population soit très variable d’une région administrative à l’autre produirait non seulement une proportionnalité variable selon le lieu de résidence, mais aussi un accès variable à la diversification de la classe politique; les populations des régions peu populeuses ne seraient pas traitées équitablement.

Mercédez Roberge, autrice de Des élections à réinventer, 2019, Montréal, Éditions Somme toute. www.MercedezRoberge.ca

[*] Les données apparaissant dans ce texte sont issues du livre de Mercédez Roberge, « Des élections à réinventer », paru en septembre 2019 aux Éditions Somme Toute. D’autres informations sont disponibles sur www.MercedezRoberge.ca

Pour consulter la Loi électorale telle qu’elle apparaîtrait si les modifications du Projet de loi 39 étaient adoptées, ainsi que d’autres outils d’analyse, voir le site Web de l’autrice :  www.mercedezroberge.ca/analyse-du-projet-de-loi-39

Aperçu général du projet de loi no 39 – complément aux 5 fiches « Qui a peur de réinventer les élections »

De côté

Le projet de loi 39 en bref:
·         Un total de 125 sièges : 80 sièges de circonscriptions et 45 sièges régionaux de compensation, tous répartis dans 17 régions électorales calquées sur les territoires actuels des régions administratives.
·         En raison des grandes variantes de densité démographique entre les régions administratives, le nombre total de sièges par région varieraient entre 1 et 6 sièges, dans le cas de 11 régions, et entre 7 et 24, dans le cas des 6 autres régions.
·         Au niveau national, le ratio de compensation n’atteint pas la norme de 60/40 : les sièges de circonscriptions représentant 64% du total versus 36% pour les sièges régionaux. Mais ce ratio ne sera même pas atteint dans les 7 régions il sera de 67/33. De plus, la région du Nord-du-Québec est exclue du mécanisme de compensation, puisqu’elle n’aura qu’un siège de circonscription et pas de siège régional.
·         2 bulletins de vote distincts : un pour le siège de circonscription (choisir une personne selon le mode majoritaire) et un pour les sièges régionaux (choisir un parti avec sa liste régionale de candidatures). Les deux bulletins permettront aussi de choisir une candidature indépendante.
·         Attribution des sièges régionaux par des listes régionales fermées présentant entre 1 et 8 personnes*
·         Compensation régionale, soit en fonction du pourcentage de vote que chaque parti aura obtenu dans la région, mais selon une méthode qui favorisera les partis ayant déjà obtenu des sièges de circonscriptions.
·         Interdiction de poser sa candidature pour un siège de circonscription et de figurer sur la liste régionale.
·         Seuil légal pour qu’un parti se qualifie à la compensation d’au moins 10% de vote à l’échelle du Québec, en plus de seuils effectifs plus élevés dans les régions disposant de peu de sièges régionaux.
·         Aucune règle obligeant les partis à atteindre une représentation paritaire des femmes et des hommes, ni une représentation équitable des personnes racisées ou nées à l’étranger.
·         La seule exigence pour un parti est d’annoncer (en début de campagne) l’objectif qu’il se fixe en matière de candidates et de faire rapport (avant les élections) de l’atteinte ou non de son objectif, sans qu’aucun chiffre ne soit imposé. La facilité à répondre à cette exigence rend symbolique la sévérité de la conséquence en cas de manquement (un parti pourrait perdre son autorisation).
·         Un comité sera formé pour évaluer et formuler des recommandations à l’Assemblée nationale suite aux trois premières élections sous le nouveau mode de scrutin. Ce comité pourra intégrer à son analyse la question de la parité.
·         L’application du nouveau mode de scrutin à condition que le oui l’emporte à 50% + 1 vote lors d’un référendum se tenant en même temps que les élections générales de 2022; outre ces éléments, aucune règle n’est connue quant au déroulement de ce référendum, puisque le projet de loi stipule que la Loi sur la consultation populaire ne s’y appliquerait pas.

* Selon les projections.

Le projet de loi 39 « Loi établissant un nouveau mode de scrutin » a été déposé le 25 septembre 2019. Il propose un mode de scrutin mixte, mais dont l’effet compensatoire, soit la correction des distorsions, n’est pas optimal. (Voir la fiche #1 pour plus de détails.) Il n’agit pas non plus véritablement pour diversifier la représentation. Continuer la lecture Aperçu général du projet de loi no 39 – complément aux 5 fiches « Qui a peur de réinventer les élections »